Revue Actuel, l’estampe contemporaine n°23, février 2022, écrit par Christine Pinto - Doctorante en Arts Plastiques

Au bord des ruines

Des visages de statues accidentés ou festonnés par le lichen ; des fragments antiques pour décor ; des chairs pétrifiées se livrant à d’étranges rituels : les gravures et les lithographies d’Anne Touquet sont imprégnées du goût des ruines. À travers elles, l’artiste nous convie tels des archéologues médusés à observer ces étranges témoignages du passé, entre rêve et réalité.
On remarquera, tout d’abord, les affinités qu’entretiennent ces deux techniques vis à vis du projet de l’artiste. La gravure en taille indirecte réside dans le fait d’inscrire dans l’épaisseur du métal des figures englouties que l’acide dévore amoureusement. En émergent des visages au teint de pierre, piqués et tachés par la corrosion renvoyant le cuivre à son origine minérale mais sous des airs d’érosion. C’est avec patience et vigilance, strates après strates, depuis le dessin des contours à l’eau-forte jusqu’aux morsures successives à l’aquatinte, pour modeler les formes, que l’artiste orchestre cette accélération des effets du temps sur la matière.
D’une tout autre manière, la lithographie sollicite la mémoire de la pierre. Ce support solide mais sensible nous confronte à une expérience paradoxale de la durée : « dessiner sur la pierre lithographique, c’est dessiner pour l’oubli » écrit Gérard Titus-Carmel. Les figures fantomatiques d’Anne Touquet telles que Murmures des ombres ou L’étreinte du présent hantent le bloc calcaire jusqu’à leur inéluctable effacement. Elles ressurgiront peut-être, dans un instant semblable à celui qui suit l’enlevage, ou bien elles resteront définitivement muettes et invisibles. La lithographie se prête ainsi plus facilement au va et vient des images. Elle magnifie les corps et les visages, frottés et estompés patiemment, pour les doter d’un soupçon de vie, là où la gravure semble les retenir de l’autre côté du miroir.
Le fond blanc des estampes sur lequel se détachent ces figures les enveloppe d’un vide profond et illimité. Ce caractère épuré des compositions nous ramène également à la notion de fragment parce que la représentation est toujours partiellement recomposée. Certaines ont un caractère familier, évoquant le drame pompéien par exemple, tandis que d’autres sont plus insolites et convoquent l’univers de la scène telle Chrysalide. La singularité de ce travail réside dans cette oscillation permanente entre le spectacle de ruines réelles et la fiction d’un monde en ruine. Tel le peintre Hubert Robert qui précipitaient des monuments dans le temps, Anne Touquet s’attache à anticiper le caractère éphémère du vivant en interrogeant le modèle de la pierre. À travers ce glissement fantasmatique et inquiétant, dont on ne sait s’il résulte d’une malédiction ou d’une catastrophe naturelle, la statuaire semble plus humaine que les personnages eux-mêmes, soudainement figés. En découle cette impression d’assister à des scènes que l’on approche qu’en rêve comme le disait André Breton au sujet des collages et assemblages surréalistes.
En regardant attentivement Les pierres tendres, on est frappé par le dédoublement des gestes et des figures. Les couples s’enchâssent répétant une chorégraphie tantôt intime tantôt protocolaire, exprimant de manière différente la force gravitationnelle qu’exerce sur eux l’homme à la jambe brisée, dernier rempart, avant la chute, à laquelle nous renvoie le visage à terre. Ce dernier est d’ailleurs le seul témoin de la scène projetant possiblement sur eux son rêve de pierre.
Dans cet univers silencieux et monochrome, l’artiste tire les ficelles d’interminables métamorphoses. En effet, pratiquant une esthétique du collage, appliquée à l’estampe, elle sollicite plusieurs fois la même figure qu’elle intègre à de nouvelles compositions. Ce tissage d’éléments hétérogènes se répétant d’une estampe à l’autre constitue la trame de ses énigmes visuelles.