Revue Point Contemporain #23, entretien réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet, décembre-janvier-février 2022

Anne Touquet décrit ses dessins comme des constructions de l’esprit. Dans des territoires très divers, paysages remémorés de sa Bretagne natale, terres immatérielles issues des contes ou des mythologies, se retrouvent intimement liés par un procédé de collage des personnages, des parties de statuaires, des rochers, au point qu’il est parfois difficile de les dissocier tant ils participent tous à une narration qui les transfigure. Des scènes aussi touchantes qu’énigmatiques, des récits hors de toute rationalité où les corps métamorphiques peuvent prolonger une arche de pierre, se hérisser de branches, ou se parer des artifices de fêtes païennes. Son dessin a cette douceur, cette sensualité du délinéament des primitifs italiens, la poésie du geste, les apparences d’un rêve qui advient par un travail qui laisse apparaître la forme par le modelé ou fait jaillir la lumière du noir. Si la précision du dessin donne à croire à leur réalité, chaque représentation n’est pourtant qu’un mirage qu’elle nous laisse entrapercevoir et que chacun recompose par son propre imaginaire.

Peut-on considérer tes dessins comme une scène, celle d’un théâtre, d’un ballet, un territoire d’expression pour le corps ?
Très tôt dans ma formation j’ai été sensibilisée à la danse, au langage du corps et à tout ce qui peut évoquer un geste. À l’issue d’un parcours de styliste à l’École Duperré puis aux Arts décoratifs à Paris, j’ai eu l’opportunité de travailler avec plusieurs chorégraphes pour qui j’ai créé des costumes de danse contemporaine. Dans mes compositions se retrouvent souvent plusieurs figures qui exécutent des mouvements chorégraphiques. Ces mouvements transcrivent un acte ou évoquent une émotion, participent à une narration. Je ne livre jamais le contenu de cette histoire sans doute en raison du fait qu’elle évolue au cours de l’exécution du dessin mais sans doute aussi parce que je travaille dans un système de collage où les éléments viennent s’ajouter un à un progressivement. Des représentations actuelles s’hybrident avec celles de civilisations anciennes ou d’histoire de l’art pour partager un même espace scénique. Au POCTB, (galerie hors les murs), j’ai investi l’espace de La Chapelle à Pithiviers avec des supports en bois dessinés et gravés, dont l’articulation donnait l’idée de parcourir un dessin qui occupait tout l’espace.

Peut-on dire que ton dessin, pris dans le mouvement, ne nous laisse pas en repos ?
Je dirais plutôt que c’est l’ambiguïté même des dessins qui ne laisse pas en repos. Nombre de détails viennent perturber leur lecture même si l’oeil ne les perçoit pas immédiatement car le cerveau a cette faculté de combler les vides. Très fréquemment je laisse en lieu et place des vêtements des danseurs le blanc du papier. Il participe à la circulation du regard, au passage d’un espace à un autre. Il est présent également présent dans l’architecture, comme l’arche de pierre de L’équilibre des quartz (2017) mais aussi sous les voûtes de La grève des pierres rouges (2015). Il est important pour moi qu’il soit nécessaire de lire plusieurs fois le dessin pour le saisir vraiment et que le regard se familiarise avec sa construction pour en détecter progressivement les éléments. Si sa lecture n’est pas évidente à première vue, je le parsème toutefois de petites clés de compréhension. J’aime particulièrement ce moment où le visiteur d’une exposition me fait partager sa lecture d’un dessin dans lequel il lit une histoire autre que celle que je me raconte.

N’est-ce pas paradoxal de dessiner un arbre, un rocher, un corps de manière aussi précise et, en même temps, de laisser complètement échapper la narration ?
Ma manière d’échafauder mes dessins participe à ce sentiment de voir une scène qui, tout en paraissant réelle, ne l’est pas, comme dans une pièce de théâtre. Je joue sur le registre de l’apparition car mes figures, végétales, minérales ou humaines naissent du blanc du papier que je couvre de graphite. J’esquisse mes formes avant de les gommer pour ne laisser qu’un semblant de tracé composé d’une fine pellicule que je viens modeler. En ne les cernant pas mais en les montant, couche après couche, comme un peintre le ferait pour des glacis, je les fais émerger du papier. Elles ne sont pas rapportées de l’extérieur mais vivent dans l’espace de la feuille, nous échappent sans cesse. Elles naissent dans un mouvement et une temporalité qui est celle du dessin, une forme en appelant une autre. Je travaille aussi à partir de sfumati, d’effacements, d’éléments de fumée, de nuages dans lesquels elles prennent consistance. Celles-ci peuvent très bien s’affirmer sur le papier ou tout au contraire se re-effacer. Aussi il est impossible de fixer une histoire par le fait que toutes ses formes ont une vie qui leur est propre, une existence presque indépendante de ma volonté.

Ton crayon a ce lien fort avec la vie, il la crée par la douceur des textures, le souci du détail, le rendu d’une expression...
Cette vie existe d’abord très concrètement à travers le plaisir que peut procurer la pratique du dessin, par le bruit de la mine de graphite très sèche qui gratte le papier. Elle est présente aussi quand apparaissent les figures et que prend forme la composition générale. Ma manière de travailler me permet d’avoir un réel modelé des figures au point que je mêle dans mes dessins des corps issus de la statuaire, de modèles vivants que j’ai faits parfois poser dans mon atelier, ou d’autres issus de sources iconographiques multiples. Je travaille sur différents supports, le papier, le bois, la céramique. Le travail sur bois décuple le plaisir du dessin car à la différence du papier, les veines absorbent le graphite ce qui le rend plus velouté (Murmures des ombres 10, 2019). Une absorption qui donne aussi une autre corporalité au dessin qui vit plus intensément. J’ai aussi travaillé par gaufrage avec cette idée de donner une matérialité et une vie intérieure au papier. La représentation de lichens sur les visages des statues accentue ce caractère vivant des figures comme le dessin sur peuplier L’étreinte du présent (2019). Même si les techniques se croisent, la dominante reste le dessin avec cette envie de voir comment le graphite réagit selon la nature du support, comment il prend la lumière différemment. Je peux aussi introduire la couleur dans mes travaux, comme pour ce dessin inspiré de la côte de granit rose, ainsi que dans des travaux plus anciens liés à mes précédents voyages.

Ce rapport entre le minéral et le graphite de ton crayon, nous parle-t-il de ton acte créatif ?
Il y a ce lien très fort avec le minéral, par la présence de rochers, de la statuaire mais aussi par mon outil de travail qui est le graphite du crayon qui couvre le papier de poussière de minerai. Le graphite est une matière qui vit à travers la lumière comme le quartz présent dans la pierre. À travers lui, le dessin réagit différemment à la luminosité selon l’endroit où il est placé et l’heure de la journée. Si vous ramassez une pierre à un endroit et que vous la transportez chez vous, elle changera d’aspect jusqu’à perdre les caractéristiques qui vous auront séduit. Je travaille la matière pour lui donner ce caractère vivant. Par les modelés, je donne une chair à ces corps dont on ne sait plus s’ils sont figés, sculptés ou pétrifiés, s’ils sont pierres ou humains. Mes dessins portent les marques des strates du temps, permettent un passage d’une temporalité à une autre. Toutes les traces du temps m’intéressent, comme les altérations de la pierre couverte de lichens dont je poursuis le processus d’érosion en travaillant sur les fissures et les accidents.

D’un dessin à l’autre et d’un support à un autre, reviennent parfois les mêmes figures...
Dans cette relation avec le minéral, mes personnages reviennent d’un dessin à l’autre parce qu’il y a des figures que j’ai besoin d’épuiser et d’installer dans d’autres narrations. Je les travaille en gravure mais aussi en lithographie. Le passage d’une technique à l’autre amène souvent des rendus intéressants. Le travail de gravure que ce soit avec l’eau-forte ou l’aquatinte, me permet d’avoir des effets de matière vraiment très proches du minéral. La précision que je lui donne, favorise ce travail de la matière comme l’aquatinte sur zinc Les pierres tendres (2020). La lithographie à la manière noire, à la différence du dessin où la forme surgit du blanc du papier, naît de l’encre noire que je viens gratter (L’inquiétude des mondes, 2020). Actuellement, je travaille sur un projet de bas-relief qui mêle céramique, dessin sur bois découpé et gravure.